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Seul on va vite, ensemble on va loin : l’intelligence collective

Si, parait-il, la société devient de plus en plus individualiste (et permettez-moi d’en douter), nous n’avons pourtant jamais autant dépendu les uns des autres pour pouvoir réaliser notre travail. Je vous propose dans cet article une visite au pays de la psychologie sociale pour comprendre les
rouages de la collaboration….

Nous sommes des « animaux sociaux »

Ce qui influence le plus le développement de notre système nerveux, ce sont les liens avec les autres êtres humains : nos apprentissages se font essentiellement par le biais de l’imitation, les comportements se développent ou non selon qu’ils sont favorisés ou punis par la société. Ainsi, des enfants « sauvages », isolés des contacts humains pendant des années, n’ont pas pu développer des compétences humaines « normales », notamment au niveau de la communication, du langage, faute de modèles adéquats. Selon les neurosciences, « pour qu’un cerveau fonctionne, il lui faut au moins un autre cerveau pour se développer » : des enfants placés en situation d’isolement et de carence affective (exemple en orphelinat) présentent des atrophies neuronales importantes. La bonne nouvelle est que cette atrophie est réversible (merci la neuroplasticité) :  Après un an en placement en famille d’accueil, entourés d’affection, la majorité des orphelins présentent une modification de leur cortex, dans le sens d’un développement favorable.

Les neurosciences ont pu démontré également, grâce au concept des « neurones miroirs », que nous étions constitués pour entrer en empathie avec les autres. Voir quelqu’un se coincer les doigts dans un tiroir active la même zone neuronale qui si nous nous étions nous-même coincés les doigts. C’est, entre autres, cette capacité qui nous permet d’identifier les émotions que ressentent nos congénères.

Si nous sommes des êtres sociaux, nous pouvons toutefois nous demander, d’un point de vue évolutionniste, ce qui favorise la survie de l’espèce : les comportements altruistes ou les comportements égoïstes ? En cas de conflit armé, vaut-il mieux se cacher ou faire front à plusieurs ?.

C’est l’aptitude à coopérer qui a constitué la clé de la survie humaine (pour chercher de la nourriture, repousser les prédateurs, nourrir les enfants…) et non la supériorité (physique ou intellectuelle) d’individus isolés. De tout temps, il a fallu équilibrer les avantages du groupe et ses inconvénients (concurrence pour la nourriture, le partenaire sexuel, rapport de hiérarchie et de domination). La coopération serait donc une aptitude naturelle, voire vitale, mais dans le monde moderne, cela reste-t-il un avantage ? Mac Dermott, président de Dermott consulting, considère que si « l’intelligence humaine dépend des connexions neuronales, l’intelligence organisationnelle dépend des connexions interpersonnelles ».

Le groupe est-il plus intelligent, plus performant que la somme des individus qui le constitue ?

La réponse à cette question est complexe puisque des effets opposés vont entrer en jeu.

Le premier effet est celui de la paresse sociale : lors d’un jeu de tir à la corde (où le but est de tirer au-delà d’une ligne l’autre équipe, en utilisant la force) on observe que l’effort général est égal à la moitié de la somme des forces individuelles. Cet effet, non perçu par les participants, est observé quand l’effort individuel est difficilement mesurable (par exemple lors des travaux de groupe pour lesquels les membres de l’équipe reçoivent la même note).

A l’inverse, de nombreuses expériences ont mis en évidence un effet de facilitation sociale, à savoir que la présence des autres améliore les performances : les cyclistes enregistrent de meilleurs temps quand ils courent en groupe plutôt que seuls ; des sujets résolvent plus rapidement des multiplications simples et les tâches d’exécution simples sont plus précises quand les personnes sont en groupe.

Cependant si la tâche est complexe, ou non maîtrisée, ce n’est plus un effet de facilitation sociale qu’on observe mais, au contraire, une anxiété de performance, inhibant les résultats.

Ce double effet a pu être démontré lors d’une expérience où des joueurs de billard étaient observés par plus ou moins de personnes. Les « bons » joueurs passaient de 73% de réussite sous des regards discrets à 80% quand quatre personnes les observaient ; au contraire, les « mauvais » joueurs passaient de 36% à 25% de placements réussis.

Pour résumer, un effet facilitateur du groupe va être observé quand la tâche est difficile, attrayante ou captivante, quand on pense que les coéquipiers ne sont pas aussi performants que nous, quand l’effort individuel pour être identifié et quand je maîtrise une tâche et qu’on m’observe…. En revanche, si mon effort se fond dans la masse, ou si on m’observe quand j’estime ne pas maîtriser une tâche, il y a perte d’efficacité du groupe.

Les décisions sont-elles plus efficaces en groupe ?

La catastrophe de Challenger en 1986 a provoqué la mort de 7 astronautes. Et pourtant, les personnes impliquées dans le lancement étaient toutes compétentes, intelligentes et informées. Alors que s’est-il passé ? Les ingénieurs s’opposaient au lancement mais des responsables de la NASA étaient impatients d’y procéder. Le dirigeant de la NASA, qui prit la décision finale, ne fut jamais informé des doutes des ingénieurs. Ce sont donc des problèmes de communication entre les différentes équipes techniques au moment de prendre la décision qui ont été à l’origine de cette catastrophe.

Plusieurs phénomènes de « pensée de groupe » peuvent venir interférer au moment de la prise de décision en groupe :

  • Le conformisme. C’est l’expérience de Asch qui a mis en évidence cet effet au milieu des années 50. Une personne est invitée à dire si un trait est de taille identique à un gabarit A, B ou C. La réponse est si évidente que le taux de réussite est de 99% en conditions normales. Un « cobaye » est convoqué avec 7 autres participants complices qui vont donner unanimement une fausse réponse ; 33% des cobayes vont alors donner une mauvaise réponse. Pour une partie, les participants sont conscients de se tromper mais le font pour ne pas se démarquer du groupe, pour l’autre, ils n’ont pas conscience de donner une fausse réponse. Cette expérience montre donc que nous sommes beaucoup plus influençables que nous le croyons (consciemment ou inconsciemment) … Notons que la pensée moutonnière sera d’autant plus présente que la personne animant le groupe a du prestige ou du pouvoir.
  • La tendance à surestimer la capacité du groupe: le groupe peut montrer un optimisme excessif, en pensant que « si on a trouvé cela ensemble, cela doit être bien ». Il va donc avoir tendance à sous-estimer les avis et les mises en garde extérieurs.
  • L’autocensure: les individus vont taire ou minimiser leurs objections, afin de conserver la cohésion du groupe. Le consensus risque donc de s’établir sur la décision la plus acceptable.
  • Le manque de partage des informations: une tendance naturelle est de ne pas partager les informations qu’on pense être seul à posséder (avoir de l’information c’est avoir du pouvoir ?). Des expériences ont pu chiffrer cet effet : 18% des données uniques sont échangées au cours de discussion en groupe contre 58% pour des informations communes.
  • Le biais de confirmation illustre la difficulté pour chacun à remettre en cause ses premières idées. On va donc surtout retenir les arguments qui vont dans le sens de son opinion initiale.
  • La polarisation qui est la « tendance des groupes à prendre des décisions qui sont plus extrêmes que les opinions initiales de leurs membres ». Ceci s’explique par le fait qu’une discussion en groupe provoque une mise en commun d’idées et favorise le point de vue dominant. Nous aurons tendance à durcir nos opinions après avoir découvert que les autres pensent comme nous, des arguments pertinents sont alors avancés. Un phénomène d’accentuation va se créer au fil du temps et des positions de plus en plus tranchées vont émerger.

Ajoutez à ces phénomènes une croyance incontestée dans la moralité du groupe et une vision stéréotypée de « l’adversaire » et vous aurez une idée de la difficulté à prendre une décision quand on est réfléchit en groupe….. et pourtant le groupe peut s’avérer effectivement plus intelligent. L’expérience de Maier et Solem en 1952 a démontré le rôle du groupe mais aussi celui du leader : un problème arithmétique simple à résoudre a été proposé dans un collège : 45% des élèves parvenaient à le résoudre quand ils étaient seuls ; par groupe de 4 à 5, sans présence de leader, le taux de réussite passait à 72%. Le meilleur taux de réussite, 84% a été obtenu par les groupes de 4 à 5 personnes en présence d’un leader qui encourageait tous les membres à s’exprimer.

Comment limiter les effets de groupe ?

Connaître ces effets permettra, d’une part, de sensibiliser les membres du groupe à ces phénomènes et, d’autre part, à inciter à réfléchir en sous-groupes dès que cela est possible. La constitution des sous-groupes permettra plus d’écoute mais aussi la possibilité de faire « machine arrière » après avoir pesé le pour et le contre. Les sous-groupes seront ensuite réunis en plénière pour faire part de leurs réflexions. La personne, en charge de l’animation du groupe, veillera à ne souscrire d’emblée à aucune position, encouragera tous les participants à faire preuve de sens critique et de « dissidences » et incitera à travailler sur la base d’informations communes tout en mettant à jour les données uniques. Ceci implique d’autoriser les conflits, sous réserve que des règles de base soient respectées : écoute, bienveillance et tolérance. On peut ne pas être d’accord mais on va l’exprimer avec respect. Il peut être intéressant de donner à un membre du groupe le rôle d’avocat du diable puis de demander à des experts externes d’évaluer les décisions prises.

 

L’intelligence collective : Comment optimiser le travail en équipe ?

L’intelligence collective est « un état de maturité d’un collectif où le niveau de performance collective est très élevé ». La performance collective assemble deux facteurs : productivité (qualité des ressources, processus de décision) et positivité (M. MORAL, 2010). La notion de positivité intègre des valeurs telles que respect, confiance, communication, interactions positives. Productivité sans positivité induirait un état de stress.

Plusieurs conditions doivent exister a priori à la collaboration :

  • Une adhésion fondée sur des buts communs, la compréhension de l’objectif partagé
  • Une confiance mutuelle entre les membres : confiance dans les compétences de chacun et dans les informations échangées, mais aussi confiance dans le groupe, savoir qu’« ensemble on est capable de…. »
  • Une complémentarité de compétences et une spécialisation des expertises : Chaque membre a une connaissance pointue d’un aspect, que les autres n’ont pas, et chacun sait qui est compétent dans tel ou tel domaine.
  • Une gestion collective avec une autonomie des membres (chacun est responsable de sa propre action) et les décisions stratégiques sont basées sur le vote ou sur le consensus.

En termes de composition du groupe, voici les critères idéaux :

  • Un groupe pas trop nombreux (de 4 à 7 personnes idéalement)
  • Un groupe diversifié au niveau du QI. Les expériences d’équipes de gestion fictives ont montré que les plus mauvais résultats étaient obtenus par des équipes exclusivement à haut QI (ce qui est lié au fait que personne ne souhaite prendre en charge des tâches moins complexes, pourtant essentielles). Toutefois, avoir un ou deux participants au QI élevé au sein de l’équipe est un plus.
  • Des styles de pensée différents, sans être trop opposés, et un minimum de points communs et d’affinités (sans nécessité d’une cohésion importante)
  • Un groupe où est présente l’intelligence émotionnelle (26% de l’intelligence collective est liée à la présence de personnes intelligentes émotionnellement)
  • Un groupe où sont présentes des femmes (23% de l’intelligence collective est liée à la présence de femmes)
  • Pas de présence d’une personne « dominatrice » qui empêche l’expression
  • Un animateur impartial qui permet à chacun de s’exprimer à tour de rôle, de manière équitable et distribuée et qui encourage les doutes. La régulation de l’expression est un élément majeur puisque le facteur le plus fortement corrélé à l’intelligence collective est le nombre de tours de parole. LEVY résume ce concept dans cette phrase : « …le projet de l’intelligence collective consiste précisément à valoriser toute la diversité des connaissances, des compétences et des idées qui se trouvent dans une collectivité et à organiser cette diversité en un dialogue créatif et productif… ».

L’efficacité sera visible au fait que :

  • L’équipe réalise les tâches de façon fluide et efficace
  • Il y a peu de malentendus
  • Il faut rarement revenir sur ses pas dans la réalisation des tâches.

L’efficacité ne sera pas optimum sans deux points essentiels :

  • Coordination et communication : Clarifier les rôles de chacun (qui fait quoi, dans quels délais ?)  et assurer la communication avec les personnes ne faisant pas partie du groupe de travail. Ces points sont d’autant plus importants que l’interdépendance est élevée.
  • Reconnaissance et, idéalement, un retour direct sur la performance.

En termes d’outils, on peut citer les brainstormings ou brainwriting (techniques de créativité qui ont pour objectif d’émettre, sans autocensure, le plus grand nombre d’idées) ou les cercles de co-développement (ou cercles collaboratifs).

Un bel exemple de l’efficacité du travail collectif est celui de l’équipe de de conception de la voiture Lincoln Continental, et ce à tous les niveaux :

  • Le budget initialement prévu à 750 millions d’euros a finalement était de 250 millions d’euros, là où traditionnellement il y a dépassement de budget.
  • Le projet a été bouclé avec un mois d’avance mois d’avance (… en ayant démarré avec 4 mois de retard) alors qu’il y a habituellement 3 à 4 mois de retard sur ce type de projet.
  • En termes de qualité, cela a été là aussi un succès avec 99% d’éléments parfaitement au point versus habituellement 50%.

On peut trouver également des applications dans la vie politique : Dans la petite ville japonaise d’Iwate, 8 810 habitants, les usines fermaient les unes après les autres. Le maire, Hiroya Masuda, eut alors l’idée, en 2001, d’inviter ses administrés à rassembler leurs idées dans des « boites à suggestions » pour faire de leur cité une « slow city » (ville lente), « où les gens rentrent tôt à la maison, se promènent en famille et bavardent avec leurs voisins ». En moins de dix ans, Iwate est devenue n°1 en tourisme vert et en énergies renouvelables.

Au niveau national une consultation est actuellement en cours sur « apprendre demain » et qui a comme objectif de recueillir, débattre et approfondir des propositions permettant d’organiser et coordonner des politiques de recherche et développement dans le domaine de l’éducation et de l’apprentissage tout au long de la vie.

Citons également un exemple récent local, un Hackathon dijonnais organisé par le Fablab Kelle Fabrik, la SNCF et le Pôle d’excellence robotique : 48 heures non-stop pour activer l’intelligence collective sur le thème de la mobilité avec de belles idées proposées notamment autour des applications utilisateurs.

Au niveau de l’entreprise, l’intelligence collective peut être utilisée dans le cadre de la démarche d’amélioration continue, de groupes de travail suite à des diagnostics de risques psychosociaux ou de mise en place de démarches sur la qualité de vie au travail.

Je terminerai cet article en citant le centre de ressources en économie et gestion de l’académie de Versailles http://www.creg.ac-versailles.fr/Intelligence-collective-et-gestion-des-ressources-humaines:  « La création collective de valeur n’est possible que si l’individu est impliqué dans le projet d’entreprise et il appartient à l’organisation de créer un environnement propice à cette orientation. Il incombe désormais aux Directions des Ressources Humaines de prendre en compte l’existence de « systèmes d’intelligences », véritables variables stratégiques de l’organisation. En effet, la qualité de l’information, ciment de la prise décision, contribue au bon fonctionnement de ces « systèmes d’intelligences » et il appartient aux managers d’entretenir les comportements collectifs inhérents à ces réseaux « intelligents ».

« Aucun de nous n’est aussi malin que nous tous », proverbe japonais

 

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